“Annamalai” ou la fabrique de la Superstar Rajinikanth

 

Rajinikanth, de son vrai nom, Sivaji Rao Gaekwad, a, depuis longtemps, quitté le costume trop étriqué de simple acteur pour devenir une icône populaire, un demi-dieu, diront certains, une figure charismatique et très influente, aux surnoms indénombrables et toujours plus emphatiques : “Superstar”, “Thalaivar” (Le chef), “Deivame” (Mon dieu) etc. Après un suspense de plusieurs années, et comme beaucoup d’acteurs tamouls l’ont fait par le passé, il s’est décidé, à 68 ans et après 43 ans de carrière dans le cinema, à entrer en politique il y a quelques mois. L’anniversaire du “Thalaivar”, le 12 décembre, est donc bien évidemment un jour hors du commun pour ses fans comme pour tout un chacun dans le Tamil Nadu et dans la diaspora tamoule de par le monde.

 

Comme beaucoup d’enfants d’origine tamoule, c’est à travers Rajinikanth, son jeu d’acteur, ses personnages, ses expressions et ses dialogues que j’ai découvert le cinema tamoul et le cinéma, tout court. Chacune de ses punchlines résonne en moi comme un mantra familier et rassurant, chacune de ses scènes cultes est gravée dans ma mémoire au geste et au mot près, chacun de ses films est pour moi une source inépuisable d’interprétations et de fascination.

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En ce jour anniversaire, je voudrais m’arrêter sur un film tournant dans la carrière de Rajinikanth et dans la construction de son ethos de Superstar. Annamalai, film de Suresh Krishna sorti en 1992, est, en effet, une étape cruciale dans la starification exceptionnelle de Rajinikanth et dans l’émergence d’un leitmotiv dans les scénarios qui jalonnent sa carrière : l’ascension sociale d’un homme issu d’un milieu populaire, au goût de revanche intime.

Dans ce film, Annamalai (Rajinikanth) est un éleveur/vendeur de lait, une figure prolétaire traditionnelle dans un pays alors encore agricole et rural. L’histoire naît alors de son amitié étonnante (et remontant à l’enfance), avec un très riche businessman, propriétaire d’hôtels de luxe, Ashok (Sarath Babu). Évidemment, la distinction sociale et l’esprit de lucre de certains personnages finissent par séparer les deux amis lors d’une scène de rupture d’anthologie dans laquelle Annamalai promet de se venger d’Ashok, désormais son arche-nemesis, en sortant de la misère et en devenant lui même un très grand homme d’affaires. Ce qu’il réussit à faire, bien sûr, le temps d’une simple séquence musicale : l’ascension sociale s’écrit souvent en accéléré dans les films de Rajinikanth, accompagnée d’une chanson à texte qui enjoint le personnage (et le spectateur) à être courageux et conquérant pour sortir victorieux de toutes les épreuves qui l’assaillent. “Vettri nitchayam” (“la victoire est assurée”) dans Annamalai, “Vettri kodikattu” (“Accroche le drapeau de la victoire”) dans Padaiyappa. 

Dans une autre scène d’anthologie, Annamalai, devenu un riche propriétaire d’hôtels de luxe comme son ami Ashok, vient alors prendre sa place symboliquement et réellement, s’asseyant sur le siège de président d’association de businessmen qui revenait à Ashok depuis des années, soufflant la fumée de sa cigarette sur le visage de son ex-ami, prenant l’escalator montant tandis qu’Ashok prend l’escalator descendant.

 

Cette scène est devenue culte notamment parce que c’est un paroxysme de revanche sociale, thème omniprésent dans la filmographie de Rajinikanth et qui renvoie à sa propre histoire : en effet, Sivaji Rao Gaekwad a été un simple contrôleur de bus dans l’Etat du Karnataka avant d’arriver dans l’Etat du Tamil Nadu pour commencer sa carrière d’acteur à l’âge de 25 ans. L’acteur entretient d’ailleurs cette mythologie personnelle puisqu’il a confessé que son uniforme de contrôleur de bus était toujours accroché au mur dans sa chambre aujourd’hui pour lui rappeler ses origines sociales. Ma tendresse pour le “Thalaivar” Rajinikanth vient sans doute de la rage, de la grâce et de l’authenticité qu’il a réussi à insuffler, dans des blockbusters pourtant prévisibles, à tous ces personnages de dominés écrasés par les dominants, qui finissent, envers et contre tout à renverser la vapeur en devenant les héros victorieux d’une lutte des classes omniprésente dans la société tamoule.

Mais au delà, Annamalai est aussi un tournant dans la fabrique de l’icône « Rajinikanth » et de son ethos. En effet, Rajinikanth était déjà surnommé « Superstar » depuis son film, Bairavi en 1978. Puis, cette glorieuse étiquette est apparue pour la première fois au générique d’un film dans Naan Potta Savaal en 1980. Et c’est seulement en 1992, dans Annamalai, qu’apparait la fameuse introduction qu’on retrouvera ensuite au générique de tous ses films : des lettres bleues et dorées apparaissent lentement à l’écran avec comme musique de fond, une incroyable rencontre entre la bande son énergique du compositeur du film, Deva, et des sons de lasers extraits de Star Wars. Ces 30 secondes improbables mais cultes ont installé Rajinikanth sur un trône inamovible dans le cinéma tamoul.

Cette micro-séquence peut être vue comme un message subliminal qui rappelle au spectateur que le film qu’il s’apprête à voir est d’abord et avant tout, une nouvelle page dans le récit mythique de la Superstar. Surtout, elle est un moment important dans la salle de cinéma même où les fans entrent souvent dans un état de transe joyeuse, sifflant et acclamant leur Superstar, entonnant parfois la musique et les “he!he!he!” à capella. Et c’est sans doute pour cela que la fan que je suis, qui pourtant aurait beaucoup à critiquer dans ses films, a envie de remercier Rajinikanth, en ce jour anniversaire. Pour cette joie enfantine et enivrante qu’il fait naître chez des millions de personnes devant un écran de cinéma.

Nandri Thalaiva.


Shakila Z